Épisode 3: Les ténèbres du Haut Moyen-Age
Les premières briques de la féodalité (572, Limoges)
Vous avez quinze ans et vous êtes le fils d’un riche propriétaire terrien. Le domaine de votre famille s’étend sur plusieurs centaines d’hectares, englobant des champs, des prés, et des bois. De nombreux travailleurs à votre service s’occupent de vos terres et de vos bêtes pendant que vous vous livrez au plaisir de la chasse. Du temps de l’empire romain, vous en auriez fait des esclaves ; mais le christianisme est passé par là. Les évêques ont stipulé que l’esclavage, c’est mal, parce que Dieu a fait tous les hommes à son image. Du coup vos hommes sont libres d’aller voir ailleurs, mais ils se gardent bien de le faire : en échange de leur travail, vous leur donnez à manger et de quoi se chauffer. Ces gueux sont bien contents d’avoir vos miettes !
Les choses sont restées longtemps inchangées, mais en cette année 572, la situation est sur le point de basculer. Le paysage socio-économique va s’en trouver complètement bouleversé pour les siècles à venir.
Tout commence par une banale histoire de têtes couronnées : les petits-fils de Clovis ne se supportent pas et ça commence à se voir. Ils finissent par en venir aux mains pour des raisons obscures, marquant le coup d’envoi d’une guerre civile tellement longue qu’elle aura droit à son petit nom : la faide royale. Les royaumes francs sont mis à feu et à sang, surtout dans le sud-ouest qui leur sert de terrain de jeu. Les villes changent de main comme de chemise, les campagnes sont ravagées et des milliers de gens se retrouvent sur la paille. Comme vous pouvez vous payer une milice pour assurer votre sécurité, les bandits y réfléchissent par deux fois avant de s’attaquer à vos réserves. Votre domaine est devenu un îlot de prospérité au milieu d’une mer démontée : ainsi voyez-vous affluer des colonnes de miséreux qui viennent se mettre spontanément à votre service en échange de votre protection.
C’est très bon pour les affaires : cette main-d’œuvre bon marché vous permet de défricher des terres supplémentaires pour les mettre en culture, agrandissant encore votre domaine. Et comme vos gueux sont prêts à tous les sacrifices pour pouvoir survivre, vous les ponctionnez comme un malpropre : vous ne leur laissez qu’une infime partie du grain récolté à la sueur de leur front. Vous vous faites de l’argent sur le travail des autres, vous vous enrichissez sur les seuls profits de votre capital foncier : quel système économique savoureux ! Plus on est riche, plus on gagne ! C’est le paradis.
Vous prenez goût à cette guerre sans anticiper le coup de massue qui vous guette au détour du virage. Vous tombez des nues quand des agents du roi viennent vous annoncer de but en blanc que vous êtes convoqué pour partir à la guerre. Vous en avez les jambes qui flageolent encore !
Il faut dire que cette requête ne fait pas du tout partie des prérogatives royales traditionnelles. Du temps de l’empire romain, l’armée était constituée de professionnels payés pour se battre : c’était leur choix, laissant les honnêtes civils à leur paisible quotidien. Ce système présentait toutefois un gros inconvénient : une telle armée permanente coûtait cher, expliquant l’affaiblissement inexorable de l’empire d’Occident une fois séparé des riches provinces d’Orient.
Quand les Francs sont arrivés, ils ont apporté avec eux un tout nouveau système typiquement germanique : celui du paysan-guerrier. Là-bas en Germanie, les hommes cultivent leurs terres pendant la plus grande partie de l’année ; mais quand le besoin s’en fait sentir, ils sont convoqués sous la bannière, se transformant instantanément en soldats.
Sous Clovis et sous ses fils, les Francs vous laissaient encore tranquilles, poursuivant seuls leur politique d’expansion. Ils se contentaient de vous solliciter par le biais des impôts et c’était très bien ainsi. Mais les batailles incessantes engendrées par la guerre civile s’avèrent très gourmandes en hommes. Aussi les Francs ont-ils décidé d’impliquer plus étroitement la population gallo-romaine à leurs petites querelles.
Les rois ont délégué cette levée des troupes aux comtes. Depuis l’époque de Clovis, il s’agit de gouverneurs chargés d’administrer les villes provinciales et leurs dépendances agricoles. Le comte de Limoges possède de nombreux hommes de main pour sillonner son « pagus » : ils n’ont pas mis longtemps pour trouver votre demeure et exiger votre contribution de chair et de sang.
Leur requête transforme instantanément vos intestins en boulodrome : vous ne savez pas bien vous battre et vous n’avez pas envie de mourir. Heureusement, votre père tient à vous comme à la prunelle de ses yeux : il part aussitôt plaider votre cause auprès du comte pour vous obtenir un sauf-conduit.
Quand vous le voyez rentrer avec un sourire triomphant, vous comprenez que vous n’irez pas à la guerre. Votre père s’est arrangé : il a cédé une partie de ses terres au comte en échange de son mutisme. Il ne vous reste plus qu’à déboucher une bouteille de votre meilleur vin pour fêter ça : vive la corruption !
Vous êtes le témoin direct d’une évolution qui va prendre de plus en plus d’importance dans les prochaines décennies : les comtes vont rapidement accroître leur richesse et leur pouvoir aux dépens des aristocrates ; et les aristocrates vont compenser cette perte sèche en pressurant les miséreux travaillant pour eux. Les principales victimes de cette évolution se situent aux deux extrémités de l’échelle : les pauvres vont perdre leur indépendance économique, devenant des serfs. Et les rois vont perdre leur autorité au profit des pouvoirs locaux, comtes et anciens aristocrates devenus seigneurs.
Cette décentralisation encore balbutiante va prendre des proportions alarmantes après cinquante ans de guerre civile : dans un siècle, les rois Mérovingiens auront perdu toute forme d’autorité, ramenant les conflits à des échelles spatiales de plus en plus réduites. L’âge féodal est en train de naître sous vos yeux.
Une lueur dans la nuit (594, Tours)
Vous êtes Grégoire, évêque de Tours. Depuis l’époque de Martin, votre ville est devenue un pôle religieux majeur de la Gaule. Il y a vingt-sept ans, un concile s’y est tenu pour instaurer un nouvel impôt destiné à l’Eglise : la dîme. Quelle riche idée ! Vous allez maintenant pouvoir exhiber l’opulence divine sous les yeux ébahis de vos pauvres ouailles. Outre l’embellissement des églises, Dieu ne verra pas d’inconvénient à vous voir investir cet argent dans des domaines achetés aux grands propriétaires terriens : rien ne vaut de bonnes terres arables pour assurer l’avenir !
En tant qu’évêque, votre pouvoir est immense : c’est vous qui faites régner la justice dans votre ville, et maintenant que vous disposez de vos propres ressources, vous avez presque les pouvoirs d’un comte. Seule ombre au tableau : les rois francs conservent un droit de regard sur votre nomination. La séparation de l’Eglise et de l’Etat n’est pas encore dans l’air du temps.
Vous passez beaucoup de temps à combattre les dernières poches de paganisme, parce qu’il en reste : on vous dénonce régulièrement des actes de sorcellerie tout droit sortis de l’époque celtique ou romaine. La plupart du temps, vous essayez de convaincre ces âmes perdues par la prédication plutôt que par la force, mais parfois le Mal est trop profond.
Dans vos temps libres, vous vous prêtez à une activité parallèle : vous êtes un écrivain. Tous les évêques savent lire et écrire, bien sûr ; ils en sont fiers d’ailleurs, parce que cela leur donne une autorité naturelle sur le commun des mortels. Mais vous ne vous êtes pas contenté de recopier des passages de la Bible en latin : vous vous êtes lancé dans une Histoire du monde magistrale en dix volumes. Une gageure !
L’Histoire du monde selon Grégoire se divise essentiellement en deux volets : le triomphe des Francs et le triomphe du christianisme. Disons-le, vous connaissez très mal tout ce qui se passe à l’extérieur du domaine franc, sauf deux évènements extrêmement bien documentés : la Genèse et la vie de Jésus. Votre vision des choses reflète parfaitement l’état d’esprit de votre époque : le monde connu s’est considérablement rétréci, ramenant l’espace mondial au niveau de votre nombril. Même l’empire romain d’Orient est devenu quelque chose de vague et de lointain ; que dire alors de la Chine, de l’Inde, ou de l’Arabie Heureuse ? L’obscurantisme a remplacé l’ouverture d’esprit qui caractérisait le monde romain à son apogée.
Votre œuvre n’en restera pas moins un marqueur précieux pour vos lointains descendants désireux de comprendre les évènements complexes de votre époque. Car si les Romains usaient et abusaient de l’écriture, les Francs l’utilisent très peu, bien plus confiants dans les serments prêtés de vive voix devant témoins. Pour les historiens du futur, la fin de l’époque romaine prendra l’apparence d’une plongée dans le noir. Votre témoignage restera comme une lampe-torche judicieusement braquée sur les premiers âges des Mérovingiens.
Une pyramide en construction (610, Bordeaux)
Vous êtes Genial. Ne vous emballez pas : Genial, c’est votre nom. Vous êtes le tout premier duc de Vasconie : votre duché s’étend au sud de la Garonne sur des populations à majorité basque. Vous le dirigez depuis Bordeaux, une grande ville gallo-romaine qui vous sert de pied-à-terre. Vous avez pour mission de reprendre en main le turbulent peuple basque qui a profité de l’interminable guerre civile entre les petits-fils de Clovis pour larguer les amarres vis-à-vis des Francs.
Le titre de duc n’est pas nouveau : il est tout droit issu de l’ancien dux romain qui était chargé de gérer les régions difficiles de l’empire finissant. Mais c’est la première fois que les Mérovingiens s’en servent à une si grande échelle : vous avez pratiquement le statut de vice-roi. Vous avez un grand nombre de villes sous votre contrôle et autant de comtes et d’évêques à encadrer.
Partout en France, la guerre civile a augmenté la puissance des comtes : ils ont acquis de grands domaines, ils ont de vastes armées sous leurs ordres, et ils se montrent de plus en plus turbulents. Le succès de votre mission en Vasconie va convaincre les rois de nommer d’autres ducs aux pouvoirs étendus afin de gérer un territoire devenu de plus en plus instable. Le dernier maillon de l’édifice féodal est en train de naître : « le roi contrôle les ducs qui contrôlent les comtes et les évêques qui contrôlent les seigneurs qui contrôlent la populace. »
Cet édifice pyramidal est révélateur de l’affaiblissement croissant du pouvoir royal. Il amplifie les mouvements centrifuges qui finiront par porter préjudice à l’autorité des rois : les ducs, véritables maîtres du territoire, vont peu à peu accaparer tous les pouvoirs.
L’époque des rois fainéants approche. Pourtant, il reste aux Mérovingiens un dernier sursis : Clotaire II est en train d’éliminer tous ses rivaux avec un joli sens de l’exhaustivité. Il va bientôt s’imposer comme l’unique roi de tous les Francs, mettant fin à la guerre civile, et il installera sa capitale à Paris en mémoire de Clovis. Sous son règne et celui de son successeur, le royaume va pouvoir reprendre sa respiration une dernière fois.
Lire la suite: épisode 4