Épisode 5: La Guerre de Cent Ans
Le désastre de Crécy (1346, Crécy-en-Ponthieu)
Vous êtes un chevalier. Depuis que les trouvères chantent à tout-va l’héroïsme des gens de votre condition, vous êtes bien obligé d’élever le niveau : vous aspirez à entrer dans la légende en vous montrant digne de votre prestigieux statut.
En ce moment, vous avez de quoi faire : depuis le début de la Guerre de Cent Ans, la situation en France est en train de tourner au vinaigre. L’Aquitaine n’est pas la seule touchée : le duc de Bretagne a eu la mauvaise idée de mourir sans descendance, entraînant une guerre de succession attisée par les deux partis. Les Anglais ont réussi à prendre pied dans certaines villes côtières, bien accueillis par les Bretons qui ont toujours eu un faible pour leur île originelle. Aujourd’hui le duché est dévasté et l’autorité du roi de France y est plus fragile que jamais.
Un peu dépassé, vous apprenez que l’armée d’Edouard III vient de débarquer en Normandie. Il entreprend de razzier scrupuleusement le territoire pour affaiblir le royaume de France : on croirait presque voir ressurgir les épouvantables raids barbares des anciens temps ! Vous piaffez comme un cabri mais votre roi Philippe de Valois ne cesse de temporiser : il redoute l’armée ennemie et vous force à jouer au chat et à la souris en évitant tout combat direct. Ce triste sire est un couard : vous avez perdu toute estime à son endroit ! Il laisse les pauvres gens de son royaume se faire dévaliser sans même réagir : où est passé le sens de l’honneur de la chevalerie française ?
Vous expliquez au roi qu’une telle dérobade ne peut plus durer et vous le convainquez d’affronter l’ennemi en bataille rangée. Cela se passe dans la Somme, près de Crécy. Les Anglais vous attendent au sommet d’une butte, mais cela ne vous fait pas peur : vous êtes deux fois plus nombreux qu’eux ! Vous disposez d’une chevalerie qui fait la terreur de l’Europe depuis plusieurs siècles et vous êtes assistés par un solide bataillon de mercenaires génois manipulant l’arbalète.
Le roi essaie de coordonner vos mouvements, mais vous ne l’écoutez plus : qu’il retourne à son tricot avec mamie ! Vous foncez dans le tas, droit devant et lance à terre. Vous êtes cueillis bien plus tôt que vous ne le pensiez par une véritable pluie de flèches. Cela vous laisse tout incrédule : vous êtes encore à plus de deux-cent mètres des lignes ennemies ! Quelle est cette nouvelle diablerie ? On va vous le dire : vous êtes en train de découvrir la nouvelle arme de destruction massive des Anglais destinée à mettre la France au pas pendant près d’un siècle, l’arc long.
Les chevaux tombent par dizaines autour de vous, mais Dieu vous guide : vous parvenez jusqu’à la première ligne adverse. Alors même que vous pensiez tracer votre sillon dans la chair fraîche des mangeurs de petits pois à la menthe, vous vous empalez lamentablement contre les pieux qui ont été disposés précisément pour casser votre charge. Vous vous retrouvez à terre en moins de deux, juste en face de l’ennemi : tandis que vous vous empêtrez dans votre lourde armure, un fantassin vient tranquillement insérer une dague dans les espaces vides de votre cerveau.
La bataille de Crécy est une humiliation pour la France : des hommes par milliers tombent à vos côtés tandis que les Anglais encaissent le choc sans grande perte. Il n’y a plus personne pour arrêter la chevauchée d’Edouard III et il peut remonter jusqu’à Calais qu’il assiège avec succès. Philippe de Valois est obligé de reconnaître le fait accompli : dorénavant, la ville de Calais et sa région seront intégrées au royaume d’Angleterre, et pour longtemps. Maîtres du détroit, les Anglais pourront franchir la Manche en toute liberté, accroissant considérablement leur menace sur le royaume de France.
La Grande Peste (1348, Marseille)
La Peste Noire (Les chroniques de Gilles Li Muisis, vers 1350)
Vous êtes un médecin de Marseille et ces derniers temps, vous êtes complètement débordé. Dieu a décidé de punir l’Humanité pour son manque de foi. La fin du monde est-elle enfin arrivée ? Certains n’hésitent plus à le clamer haut et fort à tous les coins de rue.
Le Mal est apparu dans la ville à la fin de l’année dernière : subitement, une proportion délirante de la population marseillaise a commencé à souffrir de fortes fièvres et de douleurs. Des bubons sont apparus sur leur corps et la plupart sont morts en moins d’une semaine.
La ville a perdu un tiers de ses habitants en quelques mois : un pur désastre obtenu d’un simple claquement de doigt par le caprice de notre bon Seigneur. Beaucoup de collègues sont morts à vos côtés : vous êtes l’un des rares médecins rescapés. Vous continuez de vous occuper des nouveaux cas qui se déclarent chaque jour, fort de votre premier retour d’expérience et de votre immense savoir.
Pour faire face à ce fléau, vous combinez toutes les méthodes à votre disposition. Votre priorité est de percer les bubons pour évacuer le pus qui contient toutes les mauvaises humeurs du malade ; en soi ce serait une bonne idée si vous ne traitiez pas cent patients à la chaîne sans jamais laver votre unique lame. Au final, vous infectez plus que vous ne soignez…
Heureusement vous avez d’autres cordes à votre arc. Pour expurger le Mal, vous pratiquez la saignée à forte dose : un traitement de cheval ! Vous n’avez pas vraiment remarqué que cela faisait mourir vos patients plus vite, mais vous êtes tellement débordé ! Dans la même veine, vous administrez des laxatifs et autres vomitifs destinés à vider le corps du patient. C’est efficace : l’âme part avec le reste.
Comme le Mal est attiré par le Mal, rien ne vaut un poison pour en combattre un autre : c’est la raison pour laquelle vous recouvrez les bubons incisés de toutes les pourritures à votre disposition telles que la bile, les fientes, ou même les asticots. On entre chez vous la tête dans le sac et on en ressort les jambes devant.
Votre profession n’a pas pignon sur rue et on comprend pourquoi : les gens ont vaguement conscience que vous n’êtes pas très efficace. Beaucoup préfèrent recourir à d’autres types de pratiques qui ont fait leurs preuves, telles que les processions solennelles destinées à éloigner les démons. Prier Marie est un complément utile. Et comme Dieu n’a pas l’air de beaucoup réagir, certains se couvrent d’amulettes protectrices en guise de boucliers personnels portatifs.
Rien n’y fait : l’épidémie se répand dans toute l’Europe comme une traînée de poudre ; et comme Marseille semble avoir été son point de départ en Occident, les suspicions y vont bon train. Les accusations fusent de partout et les coupables sont vites trouvés : les Juifs bien sûr ! Ont-ils empoisonné les puits ? Ont-ils attiré le courroux divin en refusant désespérément de reconnaître le Christ ? Les représailles se déchaînent, les juifs sont spoliés et certains sont massacrés. La société toute entière semble avoir sombré dans la folie.
En réalité il faut vous le dire : ce sont les Mongols qui sont les responsables involontaires de cette effroyable épidémie. Leurs bacilles issus des steppes asiatiques n’ont pas été conçus pour vivre en harmonie avec les fortes densités de population qui couvrent l’Europe et la Méditerranée : quand les Génois les ont combattus sur les bords de la Mer Noire, ils ont reçu un cadeau microscopique qu’ils se sont empressés de transmettre sur tous les ports de la Méditerranée. Marseille s’est retrouvée aux premières loges.
Trois ans plus tard en 1351, c’est déjà l’heure des comptes. Le bilan de la Peste Noire fait froid dans le dos : l’Europe et le pourtour méditerranéen ont perdu quarante pour cent de leur population, ce qui fait environ quarante millions de victimes, soit le bilan de la Première Guerre Mondiale tous continents confondus. L’impact économique est tout aussi terrible : avec la disparition des corps de métier en place, la société s’en trouve complètement désorganisée.
Diffusion de la peste noire
En un seul coup de massue, la Peste Noire a amplifié le déclin qu’on sentait déjà venir depuis plusieurs décennies. L’absence de nouvelles terres cultivables avait commencé à créer un trop-plein en Europe, un trop-plein qui explique en lui-même les ravages de cette épidémie : le bacille de la peste a pu profiter d’une population trop nombreuse affaiblie par les famines.
Finalement, la Nature s’est chargée toute seule de faire le ménage. Il faudra trois siècles avant que la France ne retrouve sa démographie atteinte à l’apogée médiéval. L’Europe, qui était toute prête à entrer dans sa Renaissance, devra encore patienter.
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